Clik here to view.

Si la chanson est célèbre, son histoire est souvent mal connue. Marlene Dietrich se l’est tellement appropriée qu’on a beaucoup de peine à dissocier cette rengaine, reprise en choeur par tous les soldats de la Seconde Guerre mondiale, de sa voix murmurante et rugueuse. L’homophonie entre le prénom de l’actrice et celui de l’héroïne du refrain a fait que les deux personnages se sont confondus, alors que la réalité est bien différente puisque la chanson remonte à la Grande Guerre.
En 1915, dans une caserne de Berlin, un appelé attend son départ pour le front russe où les pertes sont lourdes. Préférant s’étourdir, Hans Leip s’éprend d’une infirmière, nommée Marleen, noue un flirt avec la nièce de sa logeuse, une certaine Lili, mais ne revoit ni l’une ni l’autre car il est consigné pour indiscipline. Le coeur en berne, il couche son chagrin sur le papier, réunissant les deux jeunes femmes en une seule. Lili Marleen vient de naître.
Ce n’est que vingt-deux ans plus tard que Hans Leip publie un recueil de ses anciens poèmes, et que “la Chanson d’une jeune sentinelle” attire l’attention de deux compositeurs. Le premier compose une musique très schubertienne, le second, quelque chose d’un peu plus martial. Les deux versions sont destinées à Lale Andersen, une chanteuse de cabaret spécialisée dans les chansons de marin. La chanson est belle, l’interprète est bonne, et pourtant “la Chanson d’une jeune sentinelle” ne décolle pas. On peut même parler de bide.
Il faudra attendre le 18 août 1941 pour que le destin lui donne un coup de pouce. Ce jour-là, le lieutenant en charge de la radio militaire allemande stationnée à Belgrade la programme faute de mieux, car les Anglais viennent de bombarder son entrepôt de disques. Aussitôt rebaptisée “Lili Marleen”, la chanson conquiert les soldats de la Wehrmacht. Au point de devenir l’indicatif de la très populaire émission de messages personnels diffusée quotidiennement.
Mais les troupes du Reich ne sont pas les seules à s’éprendre de cet air nostalgique. En Libye, où la 8e armée de Montgomery s’oppose à l’Afrikakorps de Rommel, les canons se taisent chaque soir à l’heure où la radio de Belgrade diffuse la chanson. Une courte trêve des armes, un moment où les soldats communient dans le même Heimweh (mal du pays), qu’ils soient britanniques ou allemands.
Le ministre de la Propagande de Hitler, Joseph Goebbels, veut faire interdire l’air qu’il juge morbide. Mais il se heurte à madame Goering et au général Rommel, deux fans inconditionnels. Une version française sera interprétée par Suzy Solidor, dont la voix grave “partait du sexe”, à en croire Jean Cocteau. Une autre, antinazie, sera enregistrée en Grande-Bretagne par une actrice allemande d’origine juive, Lucie Mannheim, dans le but de saper le moral de l’ennemi.
Mais c’est Marlene Dietrich, citoyenne américaine depuis 1937 et opposante déclarée à Hitler, qui en fera un succès international.
“Marlene était du genre à profiter de toutes les occasions, surtout s’il y avait une grande cause derrière”, note l’ancien animateur de radio Louis Bozon, qui l’a bien connue. La vedette hollywoodienne se l’approprie dès son engagement au Théâtre aux Armées, en 1944, et c’est après la guerre qu’elle enregistrera, en allemand, la version qui fait aujourd’hui référence, éclipsant la pauvre Lale Andersen.
Au départ, “Lili Marleen” n’avait rien d’une chanson de propagande nazie. Elle exprimait de façon simple et mélancolique la solitude de l’être humain éloigné de ceux qu’il aime par les aléas de la guerre, et le manque de tendresse féminine ou maternelle dont souffrent les soldats. Goebbels, qui l’estimait dommageable pour le moral des troupes, en fit composer une version nettement plus martiale.
Cette “Lili Marleen” cadencée eut le triste privilège d’accompagner quelques-uns des assassinats de masse commis par les Einzatsgruppen, ces unités paramilitaires chargées d’exterminer les juifs, les communistes et les Tziganes. Raison pour laquelle les représentants de la Pologne s’opposèrent à ce que Patricia Kaas l’interprète lors de la commémoration du 60e anniversaire du débarquement de Normandie, cette chanson étant entachée à leurs yeux de trop d’abominations.
Pour les Allemands, la voix de “Lili Marleen” restera celle de Lale Andersen à jamais et, jusqu’à sa mort en 1970, la chanteuse recevra des lettres de soldats et de familles de soldats. En revanche, dans tous les pays totalitaires de l’après-guerre, (Union soviétique, Allemagne de l’Est, Chine de Mao, Corée du Nord), “Lili Marleen” sera interdite de diffusion car considérée comme subversive. Une chanson qui transcende les clivages ne peut qu’affaiblir la lutte des classes.
Titre original: L'Ombre d'un doute: Lili Marleen, hymne nazi ou chant de la liberté ?